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Comment protéger les forêts du Bassin du Congo

17.04.2020

Emmanuel Groutel, docteur en sciences de gestion, est un spécialiste du positionnement stratégique. Il se focalise notamment sur la forêt, les flux internationaux du bois et tout ce qui participe à cette filière. Il a livré une tribune (sur le site LA TRIBUNE Afrique) dans laquelle il partage sa vision de ces marchés et des évolutions possibles post-crise du Covid-19, en traitant essentiellement ici des forêts du Bassin du Congo. Nous relayons son texte ci-après.

Le monde d’après, « celui qu’on nous propose , comme l’indique la chanson de Souchon, sera-t-il meilleur ou pire ? Nul ne peut le dire. Quoi qu’il en soit, elles sont nombreuses ces bonnes âmes qui nous invitent à refonder, à repenser, à rebâtir, à tirer des leçons de la crise du Covid-19. Tout nous indique que la nature sera au centre du monde ainsi réinventé. D’autres disent, fatalistes, cyniques ou simplement observateurs, que tout cela sera bien vite oublié. Quelques mois, quelques semaines suffiront à remettre la machine globale en route et à rayer d’un trait de plume les bonnes résolutions. Pourtant, ce qui semble faire l’unanimité c’est l’importance des forêts. Elles nous protègent du froid, du chaud, de l’air carboné. Elles stockent ce qui est mauvais et elles nous livrent ce qui est bon. Elles ont une âme. Elles sont parées de toutes les beautés. Elles nous nourrissent.

Il faut garder en mémoire que les forêts disposaient déjà d’une place essentielle dans l’accord de Paris, cet accord universel sur le climat et le réchauffement climatique, signé en 2016. La forêt fût d’ailleurs le seul secteur qui a fait consensus et sur lequel les différents pays se sont accordés. Ce qui ne fut pas le cas pour ceux du transport ou de l’industrie. D’autre part, les récents incendies californiens, portugais, russes et australiens nous ont rappelé, s’il le fallait, la place primordiale qu’entretiennent ces espaces dans nos vies. Il est également exact que des invasions biologiques (champignons et insectes) qui ravagent les massifs européens nous amènent à prendre plus encore en considération ce patrimoine naturel. Bien entendu, plus récemment c’est cette anthropozoonose, (une maladie ou infection qui se transmet naturellement des animaux vertébrés à l’être humain) qu’est le Covid-19, qui nous interroge sur le sujet de la déforestation.

Que dit le secteur du bois en ce moment ? Tout d’abord l’activité forestière est dépendante de la logistique. Outre sa gestion dans la durée, le bois doit être prélevé, débardé, transporté, transformé et ainsi de suite. Si l’un des maillons de la chaîne se brise, c’est son ensemble qui est mis à mal. Nombreux ont été les producteurs à décider d’arrêter leurs activités. La profession s’est donc mise au ralenti. Comment aurait-il pu en aller autrement sinon à mettre en danger les collaborateurs et leurs familles ?

Parallèlement, la dispute internationale qui voit la Russie, l’Arabie Saoudite et les Etats-Unis s’affronter autour du leadership pétrolier entraîne de facto une chute des cours du baril à des niveaux qui ont comme effets une extrême fragilisation des pays producteurs du Bassin du Congo. Baisse des recettes pétrolières et baisse des exportations des produits forestiers vont avoir comme répercussion, outre des déflagrations sociales, des réductions drastiques dans les investissements. A cela il est important de prendre en compte les incertitudes quant à la capacité de certains pays à répondre au défi sanitaire en cours.

En fait, nous vivons en Afrique Centrale une très grande probabilité de désorganisation des chaînes logistiques. Les répercussions porteront bien entendu sur l’emploi. Enfin la santé des entreprises sera gravement affectée.

Pourtant un redémarrage précoce se fait déjà sentir du côté des marchés asiatiques, avec cependant des critères de prix plutôt baissiers et un faible niveau quant aux exigences environnementales. C’est bien là que se situe le problème. Une Europe à l’arrêt et une Chine qui reprend ses achats. Pour être complet, il faut prendre en compte que l’Empire du Milieu s’est récemment engagé à lutter contre les importations de bois illégaux, ce dont nous lui faisons crédit. Toutefois, la mise en place de cette nouvelle politique, que nous ne pouvons qu’appeler de nos vœux, va prendre du temps et les opérateurs asiatiques d’Afrique Centrale ont encore du chemin à parcourir avant que de se hisser à celui des producteurs certifiés par des labels internationalement reconnus (FSC ou PEFC). Ce sont pourtant bien ces derniers, ceux qui se sont les plus engagés dans des efforts sincères de certification, qui vont être mis à rude épreuve dans cette crise financière et économique. En effet, leurs marchés sont ceux qui sont les plus exigeants : les Pays-Bas, le Danemark, la Grande-Bretagne ou l’Allemagne. Bref, il s’agit de l’Europe du Nord, là où les associations environnementalistes ont eu le plus d’impact. Tant que la visibilité ne sera pas revenue, les tensions seront extrêmes sur ces marchés.

Disparition de certains, émergences d’autres, des commentateurs diront que c’est la main invisible du marché, une sorte de darwinisme économique en quelque sorte. D’autres se satisferont de la disparition de forestiers qui prélèvent dans ces forêts africaines des arbres centenaires… Pourtant nous savons que depuis 15 à 20 ans, des révolutions ont eu lieu dans la foresterie responsable africaine et qu’elle pourrait, en matière de traçabilité, de traitement du social et de la biodiversité, en remontrer à beaucoup sur ces sujets. Les forestiers responsables ou certifiés créent des emplois locaux alors que nous vivons des temps d’explosions démographiques dans toute la sous-région. Ils ont compris qu’il en allait de leurs responsabilités de préserver et d’assurer la pérennité de ces vastes forêts dans ce contexte de changement climatique. Ils ont également intégré qu’ils allaient devoir faire face au besoin grandissant des populations africaines en matière de fourniture de bois. Evidemment, c’est bien l’autoconsommation africaine de bois qui sera le moteur de ces industries et non l’Europe ou l’Asie.

L’Afrique développe son propre modèle. Il est novateur et les forestiers certifiés ont fait, pour la vaste majorité d’entre eux, des efforts considérables. Il n’est donc pas paradoxal de vouloir protéger les forêts en protégeant les forestiers qui sont sans doute parmi ceux qui les connaissent le mieux. Ils sont implantés depuis longtemps dans les territoires. Ils connaissent leurs complexités. Ils sont devenus africains eux-mêmes et savent qu’il faut défendre ces terroirs. Ils sont les vecteurs potentiels d’une nouvelle forme de gestion forestière, plus inclusive, basée sur ce que l’on appelle communément maintenant les services écosystémiques. Le stockage du carbone, la gestion de la biodiversité et des bassins versants, la protection des sols, l’accueil des chercheurs et des écologues, l’agroforesterie, les cultures de subsistances sont autant d’actions que ces forestiers, arrivés à ce niveau de maturité, peuvent mener.

Si nous voulons vraiment protéger ces forêts, leurs hôtes et celles et ceux qui y vivent, nous ne pouvons qu’appeler à un soutien de ces professionnels. Le bois continuera, avec mesure et selon des normes de plus en plus affinées, à être prélevé, assurant la part essentielle de la valeur créée. Pour que ces gestionnaires puissent mener à bien leurs nouvelles fonctions :

  • les Etats, eux-mêmes, doivent les soutenir. Par ces temps difficiles, la fiscalité est l’outil essentiel. Un soutien fondamental, c’est aussi de mettre en place des systèmes de partage de ressources relatives au carbone ;
  • les parcs nationaux et les forêts gérées doivent entreprendre des actions communes, tel que la lutte contre le braconnage ;
  • les entreprises, elles-mêmes, doivent poursuivre leur remise en cause et tendre vers une foresterie d’excellence. Ce qu’elles ont appris doit aussi être transmis ;
  • les bailleurs internationaux peuvent directement contribuer par des dons aux paiements pour services écosystémiques portés par les forestiers. Il ne peut s’agir que de soutiens massifs et non du cosmétique servant à un marketing de la bonne conscience ;
  • des financements garantis, à des taux d’intérêts les plus bas doivent être accordés aux forestiers certifiés ;
    • les « pollueurs », ceux de l’économie carbonée, ont aussi leur contribution à apporter, non seulement pour permettre le stockage dudit carbone, mais aussi pour créer de nouveaux emplois et veiller au respect de la biodiversité ;
    • les associations et syndicats professionnels doivent purger les membres de la filière qui ne s’engagent pas dans cette politique de qualité ;
    • les observateurs et les critiques peuvent réviser les certitudes qui sont les leurs et essayer de comprendre les nécessités des pays producteurs et la qualité du travail d’ores et déjà accompli ;
    • les labels de certification ne peuvent plus être des acteurs passifs. Pour l’Afrique centrale, il est toujours curieux de lire des normes en anglais, alors que la langue le plus couramment parlée, dans la sous-région, est le français. Pour permettre l’arrivée de nouveaux venus dans les bonnes pratiques, des niveaux (a minima de légalité) sont à promouvoir : une montée par palier ;
    • les importateurs ne peuvent plus faire comme s’ils ne savaient pas. Pour quelques euros du m3 de différence, certains jettent un voile pudique sur un niveau de légalité qui serait acceptable. Comment est-il encore pensable de mettre en marché des bois illégaux ou douteux ?
    • les autorités compétentes doivent mener une chasse impitoyable aux tricheurs et valider la reconnaissance des certifications internationales. En Europe il serait ainsi judicieux de s’inspirer de la réglementation américaine, le Lacey act, qui permet de responsabiliser l’ensemble de la filière de distribution, d’infliger des amendes sévères et de faire la publicité des contrevenants.

Si cette tribune a une modeste prétention, c’est celle d’être utile en permettant une prise de conscience, en proposant des pistes, en faisant connaître ce qui fonctionne, même si comme toute œuvre humaine, celle-ci est perfectible, et en mettant en valeur comment les gestionnaires forestiers responsables sont déjà sur la bonne voie pour participer à ce fameux monde « d’après ».

Emmanuel Groutel

Membres de l'ATIBT